Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris pendant l’hiver mes habitudes et mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur l’Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l’effet qu’elle ferait à Genève, avant que d’y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable ; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m’avait dictée, ne fit que m’attirer des ennemis dans le conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, m’écrivit une lettre honnête, mais froide, qu’on trouvera dans mes recueils, liasse A, n°3. Je reçus des particuliers, entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments ; et ce fut là tout : je ne vis point qu’aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de cœur qu’on sentait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens que, dînant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de la république, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu’il se déshonorait s’il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme noir et bassement méchant, n’osa rien répondre en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d’avoir satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j’ai perdu dans la suite, pour l’avoir trop bien mérité.

Ce mauvais succès ne m’aurait pas détourné d’exécuter ma retraite à Genève, si des motifs plus puissants sur mon cœur n’y avaient pas concouru. M. d’Épinay, voulant ajouter une aile qui manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense immense pour l’achever. Étant allé voir un jour, avec madame d’Épinay, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu’au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge fort délabrée, qu’on appelait l’Ermitage. Ce lieu solitaire et très-agréable