Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/192

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Cela ne fit qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m’en eût acquis une bien contraire, si l’on eût mieux lu dans mon cœur.

Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d’un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la nature, à l’aide d’une attaque assez vive de mon mal. J’employai le seul remède qui m’eût soulagé, savoir, les bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours : car, outre qu’on n’est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s’anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d’un plancher. J’ai souvent regretté qu’il n’existât pas de Dryades ; c’eût infailliblement été parmi elles que j’aurais fixé mon attachement.

D’autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu’elle pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m’apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m’en avait rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le secret qu’on m’en avait fait. Eh ! comment celle pour qui je n’eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi ! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu’on aime ? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui j’avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que lui Deleyre en vit le vrai but.

Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie. Je n’étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m’être envoyé par l’auteur. Cela me mit dans l’obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il sera dit ci-après.