Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/206

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pour complaire à Saint-Lambert, qu’elle venait me voir. Il l’y avait exhortée, et il avait raison de croire que l’amitié qui commençait à s’établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j’étais instruit de leurs liaisons ; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était naturel qu’elle se plût avec moi. Elle vint ; je la vis ; j’étais ivre d’amour sans objet : cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en madame d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d’Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner l’idole de mon cœur. Pour m’achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ! en l’écoutant, en me sentant auprès d’elle, j’étais saisi d’un frémissement délicieux, que je n’avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m’intéresser à ses sentiments, quand j’en prenais de semblables ; j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans qu’elle s’en aperçût, elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le cœur était plein d’un autre amour !

Malgré les mouvements extraordinaires que j’avais éprouvés auprès d’elle, je ne m’aperçus pas d’abord de ce qui m’était arrivé : ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu’à madame d’Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent ; je sentis mon malheur, j’en gémis, mais je n’en prévis pas les suites.

J’hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec elle, comme si l’amour véritable laissait assez de raison pour suivre des délibérations. Je n’étais pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j’étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle ; je n’osais ouvrir la bouche ni lever les yeux ; j’étais dans un trouble inexprimable, qu’il était impossible qu’elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause : c’était la lui dire assez clairement.

Si j’eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d’Houdetot