Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/219

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la solitude. Une mouche devient un monstre, je l’ai souvent éprouvé. »

réponse.
« Ce mercredi soir.

« Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que durera l’inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez n’est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à présent, dans votre empressement, que le désir de tirer des aveux d’autrui quelque avantage qui convienne à vos vues ; et mon cœur, si prompt à s’épancher dans un cœur qui s’ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l’ayez pas compris ? Non ; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m’expliquer plus clairement, afin que vous m’entendiez encore moins.

« Deux amants bien unis et dignes de s’aimer me sont chers : je m’attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je présume qu’on a tenté de les désunir, et que c’est de moi qu’on s’est servi pour donner de la jalousie à l’un des deux. Le choix n’est pas fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté : et cette méchanceté, c’est vous que j’en soupçonne. J’espère que ceci devient plus clair.

« Ainsi donc la femme que j’estime le plus aurait, de mon su, l’infamie de partager son cœur et sa personne entre deux amants, et moi celle d’être un de ces deux lâches ? Si je savais qu’un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d’elle et de moi, je vous haïrais jusqu’à la mort. Mais c’est de l’avoir dit, et non de l’avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas, auquel c’est des trois que vous avez voulu nuire ; mais si vous aimez le repos, craignez d’avoir eu le malheur de réussir. Je n’ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons ; mais je veux qu’elles finissent par un moyen aussi honnête que sa cause, et qu’un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis ? Non ; je ne vous le pardonnerais