Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/227

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ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j’aurais distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C’est à la campagne qu’on apprend à aimer et à servir l’humanité ; on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes. »

Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d’esprit avait l’imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon propre exemple, qu’on ne pouvait vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd’hui comment j’eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame d’Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame d’Houdetot elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j’allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances d’un raccommodement qui, tout sincère et entier qu’il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L’argument victorieux sur mon cœur, dont elle se servit, fut qu’en ce moment Diderot était malheureux. Outre l’orage excité contre l’Encyclopédie, il en essuyait alors un très-violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu’il avait mise à la tête, on l’accusait d’avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j’avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu’il y avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement le contraire ; et j’allai passer deux jours, non-seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l’Ermitage, mon second voyage à Paris. J’avais fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d’apoplexie dont il n’a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu’il ne fût hors d’affaire.

Diderot me reçut bien. Que l’embrassement d’un ami peut effacer