Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/24

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papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer ? Je le tente avec peu d’espoir de succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J’avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de connaître un homme, et l’amour sincère de la justice et de la vérité.

Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurais acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée.

Je m’arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m’y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j’avais apportés avec moi. Tout le monde m’y fit accueil. Monsieur et madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l’abbé de Mably, comme je l’avais déjà faite avec l’abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L’abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L’un et l’autre me furent des connaissances très-agréables, surtout le premier, qui, jusqu’à sa mort, n’a point cessé de me marquer de l’amitié, et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j’aurais dû mieux profiter.

Je revis M. Bordes, avec lequel j’avais depuis longtemps fait connaissance, et qui m’avait souvent obligé de grand cœur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l’intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l’aller