Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/254

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d’Épinay sans réplique, à moins de m’avouer digne des traitements dont elle et son ami m’accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentiments que j’avais cru voir en elle malgré les mauvais, elle ne s’empressât d’y souscrire. Voici ma lettre.

« À l’Ermitage, le 23 novembre 1757.

« Si l’on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais enfin j’ai pris mon parti. L’amitié est éteinte entre nous, madame ; mais celle qui n’est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n’ai point oublié vos bontés pour moi, et vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnaissance qu’on peut avoir pour quelqu’un qu’on ne doit plus aimer. Toute autre explication serait inutile : j’ai pour moi ma conscience, et vous renvoie à la vôtre.

« J’ai voulu quitter l’Ermitage, et je le devais. Mais on prétend qu’il faut que j’y reste jusqu’au printemps ; et puisque mes amis le veulent, j’y resterai jusqu’au printemps, si vous y consentez. »

Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu’à me tranquilliser à l’Ermitage, en y soignant ma santé, tâchant de recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce n’était pas là le compte de monsieur Grimm et de madame d’Épinay, comme on verra dans un moment.

Quelques jours après, j’eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir plus à propos ; c’était mon plus ancien ami ; c’était presque le seul qui me restât : on peut juger du plaisir que j’eus à le voir dans ces circonstances. J’avais le cœur plein, je l’épanchai dans le sien. Je l’éclairai sur beaucoup de faits qu’on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce qui s’était passé, ce qui m’était permis de lui dire. Je n’affectai point de lui taire ce qu’il ne savait que trop, qu’un amour aussi malheureux qu’insensé avait été l’instrument de ma perte ; mais je ne convins jamais que madame d’Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes manœuvres de madame d’Épinay pour surprendre les lettres