Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/271

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Il vint me voir. La première fois il avait peu de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l’attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s’y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m’importait que lui et moi fussions informés. La surprise avec laquelle j’appris par lui que personne ne doutait dans le monde que je n’eusse vécu avec madame d’Épinay comme Grimm y vivait maintenant, ne peut être égalée que par celle qu’il eut lui-même en apprenant combien ce bruit était faux. Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame, était dans le même cas que moi ; et tous les éclaircissements qui résultèrent de cet entretien achevèrent d’éteindre en moi tout regret d’avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à madame d’Houdetot, il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n’étaient connues ni d’elle, ni même de madame d’Houdetot, que je savais seul, que je n’avais dites qu’au seul Diderot sous le sceau de l’amitié ; et c’était précisément Saint-Lambert qu’il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida ; et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la manière ; car je m’étais aperçu que les ruptures secrètes tournaient à mon préjudice, en ce qu’elles laissaient le masque de l’amitié à mes plus cruels ennemis.

Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article semblent dictées par l’esprit de mensonge et de trahison. Paraître encore l’ami d’un homme dont on a cessé de l’être, c’est se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que quand l’illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde : N’écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l’un de l’autre ; car nous avons cessé d’être amis. Cette conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exemple : mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, et pourtant sans scandale ? Je m’avisai d’insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde, m’attachant, au surplus, à ne désigner