Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce besoin m’a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J’avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu’après avoir montré quelquefois si peu d’estime pour son caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu’elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n’a paru piquée en aucune façon.

« À Montmorency, le 5 novembre 1760.

« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n’être qu’une bonne femme, comme si vous aviez peur d’être prise au mot, et vous me faites des excuses pour m’apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien ; c’est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore, s’il est possible ; c’est moi qui choisis mal mes termes, au gré d’une belle dame française qui fait autant d’attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu’on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens, etc. » Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en la réponse (liasse D, n° 41), et jugez de l’incroyable modération d’un cœur de femme, qui peut n’avoir pas plus de ressentiment d’une pareille lettre que cette réponse n’en laisse paraître, et qu’elle ne m’en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi jusqu’à l’effronterie, et qui se tenait à l’affût de tous mes amis, ne tarda pas à s’introduire en mon nom chez madame de Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C’était un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s’y établissait, y mangeait sans façon. Transporté