Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/333

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s’imprimerait dans son journal, mais sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très-heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, et qui n’entra point dans notre marché ! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêlait de parler.

Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames, je me sentais déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas auprès de monsieur le maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de bontés et d’amitiés pour moi, mais auprès de madame la maréchale. Depuis que je n’avais plus rien à lui lire, son appartement m’était moins ouvert ; et durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guère qu’à table. Ma place n’y était même plus aussi marquée à côté d’elle. Comme elle ne me l’offrait plus, qu’elle me parlait peu, et que je n’avais pas non plus grand’chose à lui dire, j’aimais autant prendre une autre place, où j’étais plus à mon aise, surtout le soir ; car machinalement je prenais peu à peu l’habitude de me placer plus près de monsieur le maréchal.

À propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupais pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance ; mais comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne se mettait même pas à table, il arriva de là qu’au bout de plusieurs mois, et déjà très-familier dans la maison, je n’avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela me détermina d’y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde ; et je m’en trouvais très-bien, vu qu’on dînait presque en l’air, et, comme on dit, sur le bout du banc ; au lieu que le souper était très-long, parce qu’on s’y reposait avec plaisir, au retour d’une longue promenade ; très-bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand ; et très-agréable parce que madame de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l’on entendrait difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg (liasse C, n° 36), où il me dit