Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/34

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quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j’eusse été toujours aussi sage ! je ne serais pas dans l’abîme où je suis aujourd’hui.

J’étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu’elle avait fait en ma faveur. Après le dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avais dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur ; j’en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de madame de Broglie disaient à sa mère : Hé bien, maman, avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner avec vous qu’avec vos femmes ? Jusqu’à ce moment j’avais eu le cœur un peu gros ; mais après m’être ainsi vengé je fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu’elle avait porté de moi, crut que j’allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde : vous ferez bien de le consulter quelquefois. J’ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais en riant souvent de l’opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon penchant m’inspirait très-bien : c’est le seul ami vrai que j’aie eu parmi les gens de lettres.

Dès lors j’osai compter que madame la baronne de Beuzenval et madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu de plus longues suites.

Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de madame Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu’on pouvait appeler les trois Grâces. Madame de la Touche, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston ; madame d’Arty, la maîtresse, et, bien plus, l’amie, l’unique et sincère amie de M. le prince de Conti ; femme