Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/343

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que je fus obligé de conter en pleine table ce que j’avais fait. Ce qu’il y avait d’offensant pour le nom de duc, dans cette histoire, n’était pas tant de le lui avoir donné, que de le lui avoir ôté. Le pis fut qu’il y avait là plusieurs ducs : M. de Luxembourg l’était, son fils l’était. Le marquis de Villeroy, fait pour le devenir, et qui l’est aujourd’hui, jouit avec une cruelle joie de l’embarras où il m’avait mis, et de l’effet qu’avait produit cet embarras. On m’assura le lendemain que sa tante l’avait très-vivement tancé là-dessus ; et l’on peut juger si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires auprès de lui.

Je n’avais pour appui contre tout cela, tant à l’hôtel de Luxembourg qu’au Temple, que le seul chevalier de Lorenzi, qui fit profession d’être mon ami : mais il l’était encore plus de d’Alembert, à l’ombre duquel il passait chez les femmes pour un grand géomètre. Il était d’ailleurs le sigisbée, ou plutôt le complaisant de madame la comtesse de Boufflers, très-amie elle-même de d’Alembert ; et le chevalier de Lorenzi n’avait d’existence et ne pensait que par elle. Ainsi, loin que j’eusse au dehors quelque contrepoids à mon ineptie pour me soutenir auprès de madame de Luxembourg, tout ce qui l’approchait semblait concourir à me nuire dans son esprit. Cependant, outre l’Émile, dont elle avait voulu se charger, elle me donna dans le même temps une autre marque d’intérêt et de bienveillance, qui me fit croire que, même en s’ennuyant de moi, elle me conservait et me conserverait toujours l’amitié qu’elle m’avait tant de fois promise pour toute la vie.

Sitôt que j’avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part, j’avais commencé par soulager mon cœur auprès d’elle de l’aveu de toutes mes fautes, ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Thérèse, et tout ce qui en avait résulté, sans omettre de quelle façon j’avais disposé de mes enfants. Elle avait reçu mes confessions très-bien, trop bien même, en m’épargnant les censures que je méritais ; et ce qui m’émut surtout vivement, fut de voir les bontés qu’elle prodiguait à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses, et l’embrassant très-souvent devant tout le monde. Cette pauvre fille était dans des transports de joie