Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/373

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un embrassement qui me surprit davantage fut celui de madame de Mirepoix ; car elle était aussi là. Madame la maréchale de Mirepoix est une personne extrêmement froide, décente et réservée, et ne me paraît pas tout à fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m’avait jamais témoigné beaucoup d’attention. Soit que, flatté d’un honneur auquel je ne m’attendais pas, je cherchasse à m’en augmenter le prix, soit qu’en effet elle eût mis dans cet embrassement un peu de cette commisération naturelle aux cœurs généreux, je trouvai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi d’énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j’ai soupçonné dans la suite que, n’ignorant pas à quel sort j’étais condamné, elle n’avait pu se défendre d’un mouvement d’attendrissement sur ma destinée.

Monsieur le maréchal n’ouvrait pas la bouche ; il était pâle comme un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise qui m’attendait à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J’avais une clef du parc, dont je me servais pour ouvrir la porte ; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et muet : nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était un dernier adieu.

Entre la Barre et Montmorency je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en me souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée, et de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux ; surtout ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures, comme on me l’avait annoncé, je ne l’avais été qu’à midi. Il fallut traverser tout Paris. On n’est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d’un air de connaissance, mais je n’en reconnus aucune. Le même soir je me détournai pour passer à Villeroy. À Lyon, les courriers doivent être menés au commandant. Cela pouvait être embarrassant pour un homme qui ne voulait ni mentir, ni changer son nom. J’allais avec une lettre de madame de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire