Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/395

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Je le mène avec moi ; je le laisse dans l’antichambre, et je parle de son affaire à milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe ; en traversant la salle pour aller dîner, je vois le pauvre Sandoz qui se morfondait d’attendre. Croyant que milord l’avait oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table ; mot comme auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je l’importunais un peu dure, et je me tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit, du bon accueil et du dîner qu’il avait eus chez Son Excellence, qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après, milord lui envoya le rescrit qu’il avait demandé, expédié par le ministre et signé du roi ; et cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il ne voulait pas se charger.

Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keith : c’est de lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux ; tout le reste de ma vie n’a plus été qu’afflictions et serrements de cœur. La mémoire en est si triste, et m’en vient si confusément, qu’il ne m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits : je serai forcé désormais de les arranger au hasard, et comme ils se présenteront.

Je ne tardai pas d’être tiré d’inquiétude sur mon asile, par la réponse du roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j’avais trouvé un bon avocat. Non-seulement Sa Majesté approuva ce qu’il avait fait, mais elle le chargea (car il faut tout dire) de me donner douze louis. Le bon milord, embarrassé d’une pareille commission, et ne sachant comment s’en acquitter honnêtement, tâcha d’en exténuer l’insulte en transformant cet argent en nature de provisions, et me marquant qu’il avait ordre de me fournir du bois et du charbon pour commencer mon petit ménage ; il ajouta même, et peut-être de son chef, que le roi me ferait volontiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulais choisir l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, et me fit oublier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon protecteur, et je m’attachai si sincèrement à lui, que je pris dès lors autant d’intérêt à sa gloire que j’avais trouvé jusqu’alors d’injustice à ses succès. À la paix qu’il fit peu de temps après, je