Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/400

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venait passer avec Thérèse et moi de longues soirées qu’elle savait nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit et par les mutuels épanchements de nos cœurs. Elle m’appelait son papa, je l’appelais ma fille ; et ces noms, que nous nous donnons encore, ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisais présent à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles nourriraient leurs enfants. Sa sœur aînée en eut un à ce titre, et l’a mérité ; Isabelle en eut un de même, et ne l’a pas moins mérité par l’intention ; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une et à l’autre des lettres, dont la première a couru le monde ; mais tant d’éclat n’allait pas à la seconde : l’amitié ne marche pas avec si grand bruit.

Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avait une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n’étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu’il était très-mal à la cour et auprès de milord maréchal, qu’il ne voyait point. Cependant, comme il vint me voir et me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour ; cela continua ; et nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop intime, pour que je puisse me dispenser de parler de lui.

M. du Peyrou était Américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et son éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d’avoir cultivé sa raison : son air hollandais, froid et philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et cachée favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés, fort graves ; et quoiqu’il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement, généralement il parlait peu, parce qu’il n’entendait pas. Tout cet extérieur m’en imposa.