Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/406

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j’étais alors le mieux du monde. À qui pouvaient importer ces lettres ? Qu’en voulait-on faire ? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol.

Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j’en découvrirais quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, et celui de l’extrait des Aventures de milord Édouard. Ce dernier, je l’avoue, me donna des soupçons sur madame de Luxembourg. C’était la Roche, son valet de chambre, qui m’avait expédié ces papiers, et je n’imaginai qu’elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon ; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l’autre, et aux lettres enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvait faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier ? Pour M. le maréchal, dont je connaissais la droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter ce soupçon sur madame la maréchale. Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué longtemps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’Alembert, qui, déjà faufilé chez madame de Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter ces papiers et d’en enlever ce qu’il lui avait plu, tant en manuscrits qu’en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvait convenir. Je supposai qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il serait bientôt détrompé par l’examen du brouillon et déterminé à quitter tout à fait la littérature, je m’inquiétai peu de ces larcins, qui n’étaient pas les premiers de la même main que j’avais endurés sans m’en plaindre. Bientôt je ne songeai pas plus à cette infidélité que si l’on ne m’en eût fait aucune, et je me mis à rassembler les matériaux qu’on m’avait laissés, pour travailler à mes Confessions.

J’avais longtemps cru qu’à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à l’extérieur ; car il y avait un mécontentement général qui