Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/421

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monstre tel que moi. Le petit conseil, excité par le résident de France, et dirigé par le procureur général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les plus atroces, il le déclare indigne d’être brûlé par le bourreau, et ajoute, avec une adresse qui tient du burlesque, qu’on ne peut, sans se déshonorer, y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrais pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce ; mais malheureusement je ne l’ai pas, et ne m’en souviens pas d’un seul mot. Je désire ardemment que quelqu’un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l’équité, veuille relire en entier les Lettres écrites de la montagne ; il sentira, j’ose le dire, la stoïque modération qui règne dans cet ouvrage, après les sensibles et cruels outrages dont on venait à l’envi d’accabler l’auteur. Mais ne pouvant répondre aux injures parce qu’il n’y en avait point, ni aux raisons parce qu’elles étaient sans réponse, ils prirent le parti de paraître trop courroucés pour vouloir répondre ; et il est vrai que s’ils prenaient les arguments invincibles pour des injures, ils devaient se tenir fort injuriés.

Les représentants, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse déclaration, suivirent la route qu’elle leur traçait ; et, au lieu de faire trophée des Lettres de la montagne, qu’ils voilèrent pour s’en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice à cet écrit fait pour leur défense et à leur sollicitation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu’ils en tirassent tacitement tous leurs arguments, et que l’exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit cet ouvrage ait été la seule cause de leur salut et de leur victoire. Ils m’avaient imposé ce devoir ; je l’avais rempli, j’avais jusqu’au bout servi la patrie et leur cause. Je les priai d’abandonner la mienne, et de ne songer qu’à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, et je ne me suis plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne doutant pas que, s’ils s’obstinaient, ils ne fussent écrasés par la France. Cela n’est pas arrivé ; j’en comprends la raison, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire.

L’effet des Lettres de la montagne, à Neuchâtel, fut d’abord très-paisible. J’en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin ; il le reçut bien, et le lut sans objection. Il était malade, aussi bien que moi ; il me vint voir amicalement quand il fut rétabli, et ne me parla de rien.