Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/424

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tenir enfin mon discours ; je savais que le châtelain, comme officier du prince, assisterait au consistoire ; que, malgré les manœuvres et les bouteilles de Montmollin, la plupart des anciens étaient bien disposés pour moi ; j’avais en ma faveur la raison, la vérité, la justice, la protection du roi, l’autorité du conseil d’État, les vœux de tous les bons patriotes, qu’intéressait l’établissement de cette inquisition : tout contribuait à m’encourager.

La veille du jour marqué, je savais mon discours par cœur ; je le récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête ; le matin je ne le savais plus ; j’hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l’illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se perd ; enfin, presque au moment d’aller, le courage me manque totalement ; je reste chez moi, et je prends le parti d’écrire au consistoire, en disant mes raisons à la hâte, et prétextant mes incommodités, qui véritablement dans l’état où j’étais alors, m’auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.

Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l’affaire à une autre séance. Dans l’intervalle, il se donna par lui-même et par ses créatures mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n’opinaient pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissants que ses arguments tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de gens, il n’en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui étaient déjà dévoués, et qu’on appelait ses âmes damnées. L’officier du prince et le colonel de Pury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir ; et quand ce Montmollin voulut procéder à l’excommunication, son consistoire, à la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d’ameuter la populace, il se mit avec ses confrères et d’autres gens à y travailler ouvertement, et avec un tel succès, que, malgré les forts et fréquents rescrits du roi, malgré tous les ordres du conseil d’État, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l’officier du prince à s’y faire assassiner lui-même en me défendant.

Je n’ai qu’un souvenir si confus de toute cette affaire, qu’il m’est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui m’en reviennent, et que je ne les puis rendre qu’éparses et isolées,