Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/59

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train. Voyant que rien n’allait mieux et qu’il ne se mettait en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère, et, lui détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de manière ou d’autre il m’était impossible de rester. J’attendis longtemps, et n’eus point de réponse. Je commençais d’être fort embarrassé ; mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu’elle fût vive, car, quoiqu’il fût sujet à des emportements très-féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d’un ton moqueur s’il croyait qu’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre. Jusque-là j’avais été fort tranquille ; mais à cette menace, la colère et l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte, et après avoir tiré le bouton qui la fermait en dedans : Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de cette affaire ; trouvez bon qu’elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même ; la surprise et l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots ; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire, et qui, je crois, m’auraient plutôt prêté main-forte contre lui, qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n’y plus rentrer.

J’allai droit chez M. le Blond lui conter l’aventure. Il en fut peu surpris ; il connaissait l’homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut brillant ; tous les Français de considération qui étaient à Venise s’y trouvèrent : l’ambassadeur n’eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. À ce récit il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avait point réglé mon compte, ne m’avait pas donné un sou ; et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avais sur moi, j’étais dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine