Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/98

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et de son ouvrage ; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir ; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé, et ce grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent écus, qu’il n’aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l’hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.

Ces deux auteurs venaient d’entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devait d’abord être qu’une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d’achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j’acceptai, et que j’exécutai très à la hâte et très-mal, dans les trois mois qu’il m’avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j’avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui écrivait très-bien, et à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m’ont jamais été remboursés. Diderot m’avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m’a jamais reparlé, ni moi à lui.

Cette entreprise de l’Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins qui n’eurent point de suite. Il n’en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui n’avait rien de répréhensible que quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de