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Page:Rousseau - Marceline, 1944.djvu/14

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MARCELINE.

prendre… mais le juge, d’un geste lassé, refuse d’essayer de comprendre. Et il commence un long discours d’où il ressort que le bonheur doit être logique et social, taillé sur un immuable patron inventé et réglementé par la Loi. — Si elle possède telle et telle chose, elle est heureuse. Et si elle est heureuse, elle a tort de se plaindre et d’accorder une importance vraiment déraisonnable à des inconvénients futiles auxquels nul ne peut se soustraire. Le juge parlerait comme Octave !

— J’aurais dû partir tout au commencement… Gagner ma vie, mon Dieu !… Bien d’autres l’ont fait avant moi !

Oui, mais, au commencement, on ne prévoit pas l’enchaînement des années — ni la ténacité des circonstances. Et puis, gagner sa vie, ce n’est pas déjà si facile ? En faisant épouser à son fils cette orpheline sans dot, qu’elle connaissait depuis l’enfance, et dont elle pouvait supputer la faiblesse, Mme Moissy n’avait pas agi sans dessein. Elle se donnait les apparences du désintéressement, tout en gardant la meilleure part. — Quant à Octave… l’avait-on seulement consulté ?

Il y a des moments de lucidité redoutable dont on ressent, à la fois, de la frayeur et une sorte de satisfaction impudique. Alors un voile de convenance ou d’ignorance, qui enveloppait certaines réalités, se déchire brutalement. Et l’on peut, si l’on veut, contempler face à face la vérité nue. Laure éprouvait cela maintenant. Jusqu’à ce jour, elle n’avait accusé clairement que sa belle-mère. Et même quand elle en voulait à Octave, quand une indignation trop vive lui arrachait quelque pensée brûlante, et ces jugements secrets qu’on a soin de garder enfermés dans les cavernes de la conscience, elle ne le blâmait qu’avec précaution, et elle souffrait de le blâmer…