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Page:Rousseau - Marceline, 1944.djvu/16

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MARCELINE.

pas de scrupules et de discrétion. User d’attitudes et de trucs, manifester et exagérer ses griefs, se plaindre sans pudeur et gêner sans vergogne… tenir constamment en suspens, comme une épée de Damoclès, la scène qui rompt les nerfs ou la mauvaise humeur déprimante et lassante — c’est bon pour une Mme Moissy, Laure ne se fût pas abaissée à de pareils moyens. Pour Mme Moissy, à vrai dire, c’étaient des moyens naturels, et, le plus souvent, l’expression spontanée de son tempérament ! Charmant tempérament !

— Dire que voilà cinq ans que j’étouffe dans cette atmosphère ! Et je n’en suis pas morte !

On ne meurt pas, non, mais on diminue… On est chaque jour un peu plus pâle et un peu moins actif. On dort et on se nourrit mal. On est vaguement anémique et vaguement neurasthénique. Et l’on n’y fait pas attention, jusqu’au jour où l’on sent se former en soi un petit être qui réclame du sang et des muscles. Alors… mais à quoi bon mettre les choses au pire ?

À mesure que Laure avançait, les rues devenaient plus bruyantes et mieux éclairées. Maintenant, le mouvement des passants, les larges vitrines lumineuses, le vacarme impérieux des automobiles faisaient comme une ronde allègre qui vous entraînait dans son tourbillon voluptueux. Il semblait que l’on débarquât, d’une ennuyeuse ville de province, dans une petite capitale remuante et pleine de gaîté, dont le pétillement vous soulevait et vous rajeunissait. Et tout naturellement les idées sombres devenaient moins sombres, et les obstacles se présentaient sous un aspect moins rigoureux.

… Si la petite était mal portante ce serait évidemment une terrible malchance. — Mais si elle était bien portante… si elle était joyeuse et belle…