Page:Rousseau - Philosophie, 1823.djvu/391

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essence et indépendamment de toute autre perception, abstraction très pénible, très métaphysique, très peu naturelle et sans laquelle cependant ces idées n’eussent jamais pu se transporter d’une espèce ou d’un genre à un autre, ni les nombres devenir universels. Un sauvage pouvait considérer séparément sa jambe droite et sa jambe gauche, ou les regarder ensemble sous l’idée indivisible d’une couple sans jamais penser qu’il en avait deux ; car autre chose est l’idée représentative qui nous peint un objet, et autre chose l’idée numérique qui le détermine. Moins encore pouvait-il calculer jusqu’à cinq, et quoique appliquant ses mains l’une sur l’autre, il eût pu remarquer que les doigts se répondaient exactement, il était bien loin de songer à leur égalité numérique. Il ne savait pas plus le compte de ses doigts que de ses cheveux et si, après lui avoir fait entendre ce que c’est que nombres, quelqu’un lui eût dit qu’il avait autant de doigts aux pieds qu’aux mains, il eût peut-être été fort surpris, en les comparant, de trouver que cela était vrai.

Note 15

Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l’honneur.

Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme ; par la même raison cet