Page:Routhier - À travers l'Europe, impressions et paysages, Vol 1, 1881.djvu/304

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Hélas ! soupire l’ouvrier, que vais-je donc devenir, moi dont la vie est faite de détails et qui ne suis moi-même qu’un détail infime dans la création ? À titre de consolation, M. Jules Simon lui vante alors le progrès moderne, les chemins de fer, l’éclairage au gaz, et le télégraphe. L’ouvrier lui fait observer qu’il va toujours à pied, qu’il ne s’éclaire qu’avec une lampe fumeuse, qu’il n’envoie jamais de dépêches, et il lui pose enfin cette question : Qu’y a-t-il à faire quand on ne peut jouir des progrès ni des jouissances que vous nous vantez ? — Il faut se résigner, répond le philosophe.

Alors, M. de Mun met dans la bouche de l’ouvrier cette ardente et menaçante réplique : « Mais de quel droit voulez-vous que je me résigne ? Vous m’avez fait tout-à-l’heure un magnifique étalage de tous les progrès matériels ; vous m’avez montré toutes les splendeurs de ce siècle, et les machines qui emportent d’un bout du monde à l’autre, et les salles resplendissantes de gaz, et les rues étincelantes de lumières ; vous avez déroulé devant mes yeux toutes les merveilleuses conquêtes de l’esprit moderne, et maintenant vous voulez que je me résigne à n’en pas jouir ! Et pourquoi ? Et de quel droit ? Ne m’avez-vous pas dit que nous sommes tous égaux ? Ne m’avez-vous pas dit que je suis libre ? Et libre de quoi ? N’est-ce pas d’abord de vivre, et de vivre heureux ? Vous me répondez que mon devoir est de me résigner, et quand je vous demande ce que c’est que le devoir, vous me dites que c’est de faire ce qui est bien, ce qui est honnête et d’éviter ce qui est mal. Mais qu’est-ce que le bien ? qu’est-