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LA MAIN DE FER

lever, s’asseoir, se tourner à droite, à gauche, se déranger continuellement eu risque de vous faire piquer une tête dans l’onde…

— Il était réellement comme Frédéric, glissa malicieusement Léon.

— Oui !… Eh bien ! je me trouvais, une fois, à la pêche avec ce gaillard-là, et je me disais à part moi : c’est surprenant s’il ne nous arrive rien !… il va se mettre à gigoter tout à l’heure d’une façon dangereuse. Tiens ! voici un endroit qui descend en cran, remarqua subitement Émery, lorsque sa gaule ne trouva pas fond.

— Ça doit être un trou, dit Frédéric, de l’autre bout du radeau, car moi je n’ai pas manqué fond.

— Cela importe peu, dit Léon, nous atterrissons sur l’île avec la poussée que nous avons. Mais j’ai hâte de savoir ce qui t’est arrivé avec ton compagnon de pêche… Il t’a fait chavirer ?…

— Non, du tout !

— Alors ?

— Il a été bien tranquille, bien sage.

— Mais je ne comprends pas.

— Eh bien ! c’est cela qui est la morale ! Comprends-tu, Frédéric ?

Et Émery et Léon partirent d’un grand éclat de rire au dépens de leur compagnon.

— Riez bien, compères, dit ce dernier ; j’aurai mon tour.

Le radeau heurta la rive. Les sacs aux provisions et les engins de pêche débarqués, les amis, avec un bout de corde, amarrèrent leur embarcation et se disposèrent à traverser en droite ligne l’île Cayuga, mesurant ici un quart de mille.

Une demi-heure plus tard, les trois lurons étaient sur la berge occidentale de l’Île, profondément occupés à pêcher.

Et ça mordait !

Et les pêcheurs ne cessaient de décrocher les malheureux poissons qui venaient se prendre à l’appât trompeur, et de les jeter tout frétillants dans l’herbe verdissante du bord de l’eau, au pied d’un gros arbre.

La capture par Émery, d’un poisson plus gros que ceux déjà pris, amena de la part de Frédéric la blague suivante, qui égaya tout le monde.

— Il y a deux ans, dit-il, j’étais venu jusqu’aux chutes de Niagara, en compagnie d’autres du fort Frontenac, rencontrer un parti de chasseurs revenant des pays d’en haut avec le produit de leur chasse de l’hiver précédent.

« À la halte qui eut lieu en cet endroit, j’eus le loisir d’un brin de pêche.

« J’avais emprunté le canot d’un sauvage, et jusque dans les remous et les bouillonnements de la rivière je vins très près des chutes. Tout à coup, je reçois une secousse, ma ligne se tend, et voilà que le poisson qui s’y était pris, se dirige vivement vers la grande cataracte, me remorquant derrière lui. Vous pouvez m’en croire si j’étais excité, car si je ne coupais pas ma ligne immédiatement, je courrais le risque de m’enfoncer sous le grand rideau liquide du Niagara. Mais pour couper ma ligne il fallait un couteau, et je n’en avais pas. Il y avait bien la ressource d’abandonner la partie, mais j’aurais rougi comme un Sauvage à ma rentrée au camp sans poisson et sans ligne. Heureusement, je pensai à donner du jeu à mon puissant remorqueur. Si ce n’est pas une baleine, me disais-je, ça doit être un fier animal !

« Je déroulais du fil en plein, mais pendant ce temps, nous allions toujours bon train. Enfin à mon grand contentement, je m’aperçois que ça ne tirait plus aussi fort.

« Bon, que je m’dis, je m’en vas hâler le marsouin. Ma parole, vous ne devinerez jamais ce qui arriva ?… »

Émery et Léon oubliant le caractère hâbleur de leur ami, l’écoutaient bouche-bée.

— Non, dirent-ils ensemble. Qu’advint-il ?

— Eh bien !… Tout à coup une masse énorme sortit de l’eau et monta… monta vers le haut de la chute. C’était mon animal qui cherchait la fuite de cette façon. Mais il ne pouvait jamais sauter si haut !… Croyant, sous l’impression du moment, que ma prise m’échappait, j’eus la présence d’esprit de donner un bon coup sec sur ma ligne, ce qui eut pour effet d’arrêter le poisson dans son essor ascensionnel… et… naturellement il retomba…

— Dans l’eau ? fit Léon.

— Non, dans mon canot, où je l’assommai à coup d’aviron, et fier de mon succès je retournai au camp.

— Sacrebleu ! s’écria Émery, vexé, comprenant que l’éternel gouailleur venait de leur en conter une.

Léon avait l’air dépité, pendant que le rire sonore de Frédéric retentissait cinq bonnes minutes.