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LA MAIN DE FER

trois commères. À l’enquête tenue hier, selon moé, il a été pleinement prouvé que l’accusé a commis l’attentat… Et, pour lors, il mérite ben l’châtiment qu’il va recevoir !…

— Là ! firent à l’unisson la Cauchois et son amie, la Masse.

— Et pis, reprit cette dernière, mon mari doit ben l’savoir, parce qu’il a assisté à la séance d’hier ousqu’on a jugé c’t’affaire !

Convaincue qu’elle n’aurait pas le dernier mot avec ses trois adversaires, la bonne femme qui croyait à l’innocence de Jolicœur se contenta de grogner et de hocher la tête ; mouvement significatif de son inaltérable foi dans le beau garçon épris de sa fille.

Abandonnant tacitement la partie pour ne pas créer entre elles d’animosité plus qu’aigre-douce, les braves ménagères, les bras croisés sur la poitrine, tournèrent leur attention vers le carré formé par la garnison.

Maître Jacques la Métairie, notaire de Cataracouy, secrétaire de M. de la Salle et greffier du tribunal de la veille, venait de prendre place en face des militaires. Il lut d’une voix forte le chef d’accusation, un résumé des preuves — circonstancielles seulement — et termina par la sentence portée contre le serviteur criminel.

Jolicœur était condamné à recevoir cinquante coups de fouet, à être marqué au fer rouge — signe infamant — et, enfin, à être envoyé aux galères en France.

Vingt-cinq coups seraient appliqués sur le champ, et le lendemain, à pareille heure, le reste lui serait administré avec la marque avilissante, brûlée dans les chairs de l’une des épaules.

À cette annonce, un silence solennel plana sur les spectateurs assemblés.

Si Jolicœur était réellement coupable du crime imputé, certes, il méritait cette punition exemplaire. On ne lui reconnaissait aucune excuse, même en admettant le caractère presque intolérable de son chef. S’il ne pouvait le servir patiemment jusqu’à l’expiration de son engagement, pourquoi n’avait-il pas pris la clef des champs et cherché ailleurs une vie plus facile ? Voilà les pensées qui occupaient plusieurs assistants, tandis que les autres — le petit nombre — plus charitables, accordaient au pauvre garçon le bénéfice du doute, trouvaient la sentence rigoureuse et jugeaient que le fouet et l’exil auraient suffi.

Cependant, tous, dans leur for intérieur, s’avouaient que M. de la Salle était très difficile à servir. Ses manières trop hautaines le rendaient fort souvent insupportable.

Ajoutons que sa dureté envers ceux qui lui étaient soumis lui attira plus tard une haine implacable qui fut la cause de sa mort.

Cavelier de la Salle naquit à Rouen, en la paroisse de Saint-Herbland. À l’époque où s’ouvre notre récit il avait trente-deux ans.

Il vint en Canada en 1666, et le 13 mai 1675, Louis XIV lui octroya des lettres de noblesse, lui accordant la seigneurie de Cataracouy et le gouvernement du fort bâti deux ans auparavant par le comte de Frontenac, à la condition qu’il le reconstruisît en pierre, et qu’il continuât les découvertes commencées.

Ayant fait enregistrer ses lettres-patentes au greffe du Conseil Souverain à Québec, De la Salle s’occupa immédiatement de former le personnel requis pour commencer sans retard l’œuvre qu’il avait en vue.

C’est alors que Jolicœur s’enrôla, croyant que sous un maître dont le port majestueux et le caractère énergique devaient indubitablement cacher une ambition et un désir de s’illustrer, il aurait plus de chance de recueillir des bribes des opérations fructueuses de celui-ci, et pourrait ainsi s’amasser un petit pécule qu’il ferait bon d’aller croquer paisiblement au village natal sous le ciel de la Normandie.

Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il avait fait fausse route. D’après les rares paroles échappées par le seigneur de Cataracouy relativement à ses futurs projets, il devina que cet homme n’avait pas le génie des affaires pécuniaires, mais plutôt des aventures, des découvertes, lesquelles tout en jetant une auréole de gloire sur ses actions, ne rapportaient pas grand chose pour garnir une bourse vide, et il en vint à regretter de s’être placé sous les ordres d’un tel personnage.

C’est que la tarentule de l’ambition avait piqué le brave valet de M. de la Salle.

Jolicœur ne fut pas le seul à prendre en grippe l’explorateur. Au bout de quelques mois, les habitants du fort avaient pu l’apprécier et une aversion touchant de près à la haine naissait dans leur cœur. Chez d’aucuns, ce sentiment était plus fort que chez d’autres, et quand la nouvelle se répandit que Cavelier de la Salle, aux prises avec une fièvre maligne, venait d’être empoisonné, il y eut un moment de stupeur.