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MADEMOISELLE D’AMPURIAS

« Sur les instances et les prières de ma mère, mon père se résigna à abandonner la marine.

« Ils vivaient à la cour, à Ampurias et à Villajoyosa, et ils menèrent une vie heureuse, très heureuse.

« Je fus l’unique fruit de cette union.

« Hélas ! cet Eden ne pouvait toujours être ! La mort enleva à mon père son épouse chérie, et à moi, une mère adorée. Quelques jours seulement suffirent à changer nos existences, de la joie au deuil. Nous habitions Ampurias en ce moment.

« Mon père durant de longs jours fut triste et sombre, puis enfin se décida brusquement à partir pour Madrid. Il me confia aux mains d’une femme bonne et dévouée, qui jadis avait demeuré du côté français des Pyrénées, près de Port-Vendres, mais qui suivit son fils, son seul enfant, quand celui-ci, séduit par les yeux noirs de la fille de l’un de nos tenanciers, vint demeurer chez nous. »

Aux mots de yeux noirs, Pierre avait adressé un clin d’œil à son ami, qui sourit, comprenant l’allusion à leur entretien le soir du bal de M. de Longueuil.

La jeune fille saisit au vol et l’œillade et le sourire ; elle sourit elle-même, devinant quelque gouaillerie.

Pierre s’empressa d’expliquer :

Senorita, dit-il, pardon de vous interrompre. Aux mots de : yeux noirs, que vous venez de prononcer, nous avons pensé mon ami et moi, à une discussion que nous eûmes au sujet des yeux bleus et des noirs, et je me disais que si votre compatriote eût eu des yeux bleus, son amoureux, probablement, n’aurait pas été assez sous le charme pour s’expatrier…

Ce qui signifie, senorita, dit Joseph malicieusement, que le jeune homme que voici est le vaillant champion des yeux noirs qu’il adore.

À ces paroles un vif incarnat colora les joues de l’aimable enfant ; mais ceci passa, comme ces nuages blancs, après la pluie, que chasse le vent et qui pour un moment s’interposent entre le soleil et la terre.

Elle leva les yeux ensuite vers les deux Français, et sans s’expliquer pourquoi, ou sans compter que leur action était un peu folle, tous trois partirent d’un franc éclat de rire, de ce bon rire frais de la jeunesse, et qui fait plaisir à entendre.

— Mon Dieu ! messieurs, dit l’Espagnole avec une grâce charmante, et secouant sa jolie tête pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire, je devrais vous gronder pour m’avoir fait rire dans un moment où mon récit prenait un ton triste, mais je veux bien vous pardonner si vous me promettez de ne plus recommencer !

En parlant ainsi, une boucle mutine, qu’en vain la main de Dona Maria voulait ramener sous sa coiffure, couvrait son front et la rendait plus séduisante encore, plus adorable.

C’est ce que pensa Pierre. La brune enfant continuait son récit :

« J’avais alors dépassé trois ans. Je restai jusqu’à l’âge de sept ans avec ma bonne. Au bout de ce temps, mon père, que je revoyais à des intervalles de plus en plus espacés, me plaça au couvent de la ville de Rosas. Chaque fois que je revoyais mon père, il me paraissait bien changé, maigri, fatigué, malade, et cela m’attristait beaucoup.