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Page:Roy - Le secret de l'amulette, 1926.djvu/10

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II

LE VIEUX CHEF DES MANDANES

Après avoir fait mettre le vieux sauvage sur un lit, M. de la Vérendrie envoya Baptiste quérir au plus vite un médecin, afin de savoir si le blessé était frappé mortellement. La justice serait mise au courant de l’affaire, le matin même, car une nouvelle journée commençait, minuit étant sonné au coucou de la chambre de l’auberge.

On avait porté le Mandane dans une pièce du rez-de-chaussée ; il était impossible de le monter à l’étage supérieur, l’escalier étant trop étroit, et, dans la condition du pauvre peau-rouge, cela ne pouvait être que dangereux.

M. de la Vérendrie avait dit :

— Je vais attendre ici que le médecin arrive, avant de me retirer. Je désire connaître exactement le sort de cet infortuné sauvage. S’il était possible de le ramener à la vie j’en serais heureux ; je lui dois bien cela, car, un jour il m’a rendu un fier service sur le lac Supérieur, et qui sait ?… peut-être est-ce grâce à lui si je suis de ce monde aujourd’hui !

Ému par le souvenir évoqué, le jeune homme s’approcha de la couche où l’ancien chef des Mandanes reposait presque sans vie, et il le contempla d’un œil attendri.

Puis, se tournant vers les personnes présentes, c’est-à-dire, son ami, Jacques et l’aubergiste, il leur dit :

— Cet homme a la peau cuivrée, mais son cœur est loyal et sûr comme la lame d’une bonne épée… il a toujours été l’ami des Français et nous a été d’une grande utilité dans nos voyages. Le cas auquel j’ai fait allusion tout à l’heure est celui-ci : En 1740, quand mon père rentra dans la colonie, nous étions un jour au Grand Portage, au sud-ouest de l’Île-Royale, sur le lac Supérieur. Nous revenions du fort Saint-Charles. C’était dans l’après-midi, deux ou trois heures avant le coucher du soleil. Mon père, mon frère et tout le reste de notre monde étaient allés dans la baie. Je restai au campement avec le Bison. Tout-à-coup, il me prit fantaisie de faire un peu de pêche à une cinquantaine de pieds du rivage, en face de notre halte. Je pris la petite embarcation qui restait inactive sur la grève et la poussai à l’eau en m’y installant.

Quand je me trouvai à une distance convenable, ce qui se fit sans que j’eusse à me servir de pagaie, tant ma poussée en embarquant avait été bien donnée, je me livrai au plaisir de la pêche ; le poisson mordait bien, et je fus bientôt absorbé dans cet amusement.

Le Bison ne s’occupa pas de moi, ayant autre chose à faire. C’est tout au plus, je crois, s’il m’accorda quelques regards lorsque j’embarquai dans le canot. Dans mon attention à ma pêche, je n’avais pas remarqué que mon léger esquif s’éloignait insensiblement du rivage et que le courant l’entraînait au large, mais aussi, cela ne devait pas me préoccuper, puisque je savais qu’il y avait au fond du canot un aviron. Quand enfin je m’aperçus que je dérivais, j’étais à une bonne distance du camp et je ne distinguais qu’à peine l’endroit de notre atterrissage.

— Allons ! me dis-je, il est plus que temps de rentrer.

Et je me baissai pour prendre l’aviron. Hélas ! la pagaie était brisée. En un instant, je vis toutes les conséquences de mon imprudence. Bientôt je serais introuvable sur cette vaste nappe d’eau[1] ; le soleil s’abaissait déjà, et quand il serait tout-à-fait disparu… le crépuscule, et puis l’obscurité… la nuit !… Le lendemain, où serai-je ?… Peut-être très loin sur le lac, perdu, à la merci des barbares sauvages qui me rencontreraient et ne verraient en moi qu’une chevelure de plus pour orner le ouigouame de l’un d’eux. Ou encore, je songeais avec effroi à l’éventualité d’un coup de vent ou d’une tempête surgissant qui chavirerait mon frêle canot d’écorce en un clin d’œil. Tristes perspectives !… J’avais bien pensé à me jeter à la nage et tenter le retour au camp de cette façon, mais l’onde du lac est tellement froide, surtout à l’automne, que cette tentative était risquée et de plus l’obscurité me saisirait certainement avant que je pusse remettre les pieds sur la terre ferme. Avec ça, que si je devenais fatigué de nager je ne pourrais plus aisément remonter dans le canot que je ne voulais pas abandonner.

J’en étais là de mes réflexions, quand j’entendis crier. Je portai mes yeux dans la direction d’où venait le cri, mais ne vis rien. Néanmoins, je répondis. L’appel entendu fut encore répété, et je reconnus avec joie la voix du chef sauvage. De ma voix je le guidai jusqu’à moi. Bientôt je distinguai la

  1. Le lac Supérieur a 390 milles de long, 80 à 160 de large et une profondeur de 40 à 90 pieds.