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ROMANCIERS DE CHEZ NOUS

thrope, n’a jamais aimé les hommes, » disait Chamfort, et cette parole sert d’épigraphe à la leçon du bon gentilhomme. C’est parce qu’il a beaucoup aimé les hommes et la vie, lui, qu’il est devenu à son tour misanthrope. Il a éprouvé de la vie tout ce qu’elle contient de déceptions, et des hommes tout ce qu’ils peuvent en fait d’ingratitude. Et voici bien, en effet, ce qui afflige M. d’Egmont ou M. de Gaspé. L’homme mériterait qu’on le définît un animal ingrat. Il exprime de ses semblables, de ses voisins, de ses amis tout ce qu’il en peut tirer, et si quelque malheur vient à frapper ceux qui lui ont été le plus utiles, il s’en détourne, il les lâche, il s’enferme dans son égoïsme. De là, pour les malheureuses victimes abandonnées par l’amitié, les souffrances morales les plus aiguës. Et parce que, de toutes les tortures qui peuvent affliger l’homme, celles-là, intimes et profondes, qui tourmentent l’esprit et tenaillent le cœur, sont les plus cruelles, il en résulte que M. d’Egmont avait épuisé la coupe d’amertume, et que de l’avoir épuisée le faisait désespérer de pouvoir jamais plus estimer ses semblables. Il ramène toutes ses observations sur la vie à ce dogme de la perversité et de la cruauté humaines. Et si, un jour, en sarclant ses laitues, il voit les fourmis se précipiter sur un insecte blessé et le dévorer, il ne peut se retenir de faire tout haut cette réflexion que La Bruyère eût approuvée : ces petites bêtes sont donc aussi cruelles que les hommes !

La jeunesse seule, selon M. d’Egmont, a gardé sa grâce et sa vertu. La jeunesse sait encore apprécier le bienfait, remercier ses bienfaiteurs. Les jeunes gens sont naturellement bons, ils sont reconnaissants… et les sauvages aussi. Et cela prouve que c’est l’intérêt et la civilisation qui tuent la gratitude. Tous deux ont banni de cette terre la fleur exquise des amitiés constantes ; tous deux brisent des chaînes qui devraient être plus fortes que le malheur. Aussi longtemps que l’homme n’est pas aux prises avec les multiples et égoïstes intérêts que met en jeu la vie sociale, aussi longtemps que les lois