Page:Roy - Vieux manoirs, vieilles maisons, 1927.djvu/245

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dépouillés de leurs feuilles, couvraient le versant et le pied de ce promontoire. Jules d’Haberville comparait souvent ces arbres à la tête d’émeraude, bravant, du haut de cette cime altière, les rigueurs des plus rudes saisons, aux grands et puissants de la terre qui ne perdent rien de leurs jouissances, tandis que le pauvre grelotte sous leurs pieds.

« On aurait pu croire que le pinceau d’un Claude Lorrain se serait plu à orner le flanc et le pied de ce cap, tant était grande la variété des arbres qui semblaient s’être donné rendez-vous de toutes les parties des forêts adjacentes pour concourir à la beauté du paysage. En effet, ormes, érables, bouleaux, hêtres, épinettes rouges, frênes, merisiers, cèdres, mascouabinas et autres plantes aborigènes qui font le luxe de nos forêts, formaient une riche tenture sur les aspérités de ce cap.

« Un bocage d’érables séculaires couvrait, dans toute son étendue, l’espace entre le pied du cap et la voie royale, bordée de chaque côté de deux haies de coudriers et de rosiers sauvages aux fleurs printanières.

« Le premier objet qui attirait subitement les regards du voyageur arrivant sur le domaine d’Haberville, était un ruisseau qui, descendant en cascade à travers les arbres, le long du versant sud-ouest du promontoire, mêlait ses eaux limpides à celles qui coulaient d’une fontaine à deux cents pieds plus bas : ce ruisseau, après avoir traversé, en serpentant, une vaste prairie, allait se perdre dans le fleuve Saint-Laurent.

« La fontaine taillée dans le roc vif et alimentée par l’eau cristalline qui filtre goutte à goutte à travers les pierres de la petite montagne, ne laissait rien à désirer aux propriétaires du domaine pour se rafraîchir pendant les chaleurs de l’été. Une petite bâtisse, blanchie à la chaux, était érigée sur cette fontaine qu’ombrageaient de grands arbres. Nymphe modeste, elle semblait vouloir se dérober aux regards sous l’épais feuillage qui l’entourait. Des sièges, disposés à l’extérieur et au-dedans de cet humble kiosque, des « cassots » d’écorce de bouleau ployée en forme de cônes et suspendus à la paroi, semblaient autant d’invitations de la naïade généreuse aux voyageurs altérés par la chaleur de la canicule.

« La cime du cap conserve encore aujourd’hui sa couronne d’émeraude ; le versant, sa verdure pendant les belles saisons de l’année ; mais à peine reste-t-il maintenant cinq érables, derniers débris du magnifique bocage qui faisait la gloire de ce paysage pittoresque. Sur les trente-cinq qui semblaient si vivaces, il y a quarante ans, trente, comme marqués du sceau de la fatalité, ont succombé un à un, d’année en année. Ces arbres périssant par étapes sous l’action destructive du temps, comme les dernières années du possesseur actuel de ce domaine, semblent présager que sa vie, attachée à leur existence, s’éteindra avec le dernier vétéran du bocage. Lorsque sera consumée la dernière bûche qui aura réchauffé les membres refroidis du vieillard, ses cendres se mêleront à celles de l’arbre qu’il aura brûlé ; sinistre et lugubre avertissement, semblable à celui du prêtre catholique à l’entrée du carême : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.