Page:Rozier - Cours d’agriculture, 1782, tome 2.djvu/142

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de celui que j’avois sauvé du danger s’arrêtoit sur ma tête. La justice me servoit de manteau royal, & mes jugemens de diadême. Cherchant avec soin à m’instruire de la cause que j’ignorois, je fus l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, le père des pauvres ; je brisai les défenses du sanglier de l’iniquité, & j’arrachai d’entre ses dents la proie qu’il alloit dévorer ». Nous rapprocherons de cet endroit un trait placé plus loin dans l’original, & qui nous paroît bien digne de terminer un aussi sublime tableau. « J’avois fait, dit Job, un pacte avec mes regards[1], afin qu’en venant à tomber sur une vierge, ils n’éveillassent pas même une pensée qui lui fût relative ».

Telle étoit l’idée qu’avoit alors un juge de l’étendue de ses laborieuses fonctions, & de la sainteté, si l’on peut parler ainsi, qu’on exigeoit de sa personne. Pour que ses concitoyens dormissent, il ne dormoit point ; il n’étoit jamais tranquille, pour qu’ils le fussent toujours ; & si l’on n’étoit heureux, sur-tout du bonheur qu’on procure, il se seroit cru défendu de l’être, pour que tous les autres le fussent. Le prix de cette perpétuelle surveillance, de cette abnégation absolue de soi-même, de cette impérieuse tyrannie qu’exerçoit le devoir sur toutes ses facultés, étoit bien senti par les peuples, qui le payoient, en prodiguant à leur juge les dons, les respects, & jusqu’aux adorations ; même, plus d’une fois, ces sentimens vivement excités, durent ne pas s’éteindre à sa mort, ils durent le suivre dans le tombeau ; & il n’en faut pas douter, si l’idolâtrie naquit de la reconnoissance, ainsi que de célèbres auteurs l’ont pensé. Le premier objet du culte des mortels fut l’image d’un bon juge qui, pendant sa vie, avoit existé parmi eux comme une divinité bienfaisante.

Sans nous étendre davantage sur une matière qui nous conduiroit trop loin, on conçoit facilement que, s’il est doux d’obtenir des hommages aussi flatteurs, comme il en coûtoit infiniment pour les mériter, il arriva bientôt que, sans cesser d’y prétendre, on cessa de s’en rendre digne. On alla plus loin, on finit par diviser ce ministère vénéré. Un homme puissant, mais pervers, devenu juge, mit d’un côté les égards, les rétributions, les honneurs ; & de l’autre, les soins, les peines, l’exercice de toutes les vertus requises. Dans cette place éminente, il se réserva le premier lot, & délégua le deuxième, avec quelques légères portions du premier, à l’être qui put le mieux ou lui plaire, ou le payer. C’est ainsi que les choses se passèrent dans l’origine des sociétés, & c’est à peu près l’histoire de ce qui s’est fait chez nous.

Les rois Francs, maîtres des Gaules, avoient préposé à l’administration de la justice, dans certains districts, des personnages distingués par leurs qualités ou par les services qu’ils en avoient re-

  1. Cap. 31.