Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/155

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franchise qu'un grand peintre incrédule. C'est par la production sans artifice, chez l'artiste, et par la simple acceptation, chez le spectateur, que les grandes Écoles ont été bercées et qu'elles devront l'être jusqu'à la fin des siècles.

Il est impossible d'évaluer l'immense perte de forces due, dans les temps modernes, à la méthode et à la science que l'on impose à l'Art. Tant que le monde sera monde, il renfermera plus d'intelligences qu'il ne peut fournir d'éducateurs, et nombre d'hommes capables d'éprouver des sensations justes et dont l'intelligence est curieusement ouverte ne trouveront pas le loisir de cultiver et de polir leurs dons naturels. Or, dans l'état actuel de notre société, tout don qui n'est pas poli est perdu dans toutes les branches, et surtout dans l'Art où, neuf fois sur dix, le poli est pris pour le talent. Jusqu'à ce qu'un homme ait passé par les études académiques, qu'il puisse dessiner, suivant la méthode perfectionnée, avec de la craie française, connaître les raccourcis, la perspective, avoir une notion d'anatomie, nous ne l'admettons pas au nombre des artistes : ce qui est encore plus grave, c'est que nous croyons pouvoir faire de lui un artiste en lui enseignant l'anatomie et le maniement de la craie, alors que les dons naturels qu'il possède sont complètement indépendants de ces talents. Je suis convaincu qu'il existe en Europe beaucoup de laboureurs et de paysans doués d'une imagination de premier ordre qui ne servira jamais à rien, parce que nous ne consentons à regarder que ce qui a passé par l'ordre légal et scientifique. Plus d'un maçon de village représenterait avec une fantaisie grossière, mais originale, des sujets bibliques ou autres, mais nous sommes trop arrogants pour le laisser faire ou pour accueillir son œuvre, une fois qu'il l'aurait exécutée, et le pauvre homme continue à arrondir les angles des