Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/252

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dre le mouvement naturel d’un corps engagé dans une lutte violente comme le fit, il y a des centaines d’années, le fils d'un pauvre teinturier : le Tintoret.



Mais — objectera le lecteur — le gain ne l’emportet-il pas sur la perte, et une peinture faite au temps de la Renaissance, ne représente-t-elle pas plus fidèlement la nature que n’a pu le faire la peinture des temps d’ignorance ? Eh ! bien, non ; la plupart du temps, moins fidèlement. Les contours des traits, soigneusement catalogués pour être enseignés à l’homme, sont plus exacts : la forme des côtes, des omoplates, de l’arcade sourcilière, des lèvres, des boucles de cheveux; tout ce qui peut être mesuré, touché, disséqué et démontré — en un mot, ce qui est uniquement le corps — est connu de la savante École et rendu par elle avec courage et résolution ; mais, ce qui est intangible lui est inconnu et reste en dehors de son rayon visuel. C’est dire que l’art est en possession de tout ce qui a de la valeur, car, pour le reste, nous pouvons le contempler nous-mêmes dans la nature. Ce que nous réclamons de l’art, c'est de fixer ce qui est flottant, d’éclairer ce qui est incompréhensible ; de donner un corps à ce qui n’a pas de mesure ; et d’immortaliser les choses qui n’ont pas de durée ; l’entrevu dans un coup d’œil rapide, l’ombre fugitive d’une légère émotion, les lignes imparfaites d’une pensée qui s’évanouit; tout ce qui n’est qu’un reflet sur les traits de l’homme et dans tout l’univers. Tout cela est infini, merveilleux et renferme le souffle puissant que l’homme peut constater sans le comprendre et aimer sans savoir le définir. Ce but suprême du grand art, nous le découvrons — grâce à la perception — dans l’art ancien, mais la science n’a pu l’infuser à l’art nouveau. Nous le trouvons dans Giotto,