Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/257

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son nom. Quant à ceux qui les suivirent, on ne peut douter que la science leur fut nuisible, en éloignant leur cœur de l’essence de l’art et de la nature : la toile et le marbre ne servirent plus qu’à donner les preuves d’une grande habileté et d’une science sans utilité.


Il est parfois plaisant de guetter sous quelle forme naïve et enfantine apparaît l’orgueil : lorsque la perspective fut inventée, le monde la tint pour une importante découverte, et les grands hommes du temps furent aussi orgueilleux de tirer des lignes convergentes que si toute la sagesse de Salomon eût été amassée sur un point de disparition. On ne peignait plus une Nativité sans que l’étable fût transformée en un arceau corinthien prouvant les connaissances de perspective du peintre, et, au lieu d’orner les constructions de sculptures historiques comme autrefois, on les décora de bas-reliefs représentant des corridors et des galeries, bien en perspective.

Aujourd’hui, alors qu’on enseigne en huit jours la perspective à un écolier, on peut sourire de cette crainte, mais il faut avouer que l’orgueil est toujours aussi ridicule, quel que soit son point de départ. Peut-on être plus fier de recevoir une notion scientifique d’un autre homme que de recevoir de lui une pièce d’argent? La science est une monnaie courante, et on ne peut ressentir quelque orgueil de la posséder que si on a travaillé à l’extraction de son or, si on l’a essayé ou frappé pour qu’il puisse être admis comme vrai ; tandis qu’on ne saurait être fier d’avoir recueilli le fruit du travail des autres. On ne peut s’enorgueillir que de ce qu’on a créé soi-même : celui qui, dans un lieu désert, a fabriqué son lit, sa table et sa chaise avec les arbres de la forêt, a plutôt le droit d’être fier de lui-même et d’être heureux que celui qui s’est fait construire un riche palais.