Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/262

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tombe qu’ils déguisent sous de délicates sculptures ; ils polissent les périodes pompeuses de l’épitaphe et donnent à la statue une animation forcée ; d’autres fois, ils font apparaître, derrière le rideau, soit un crâne renfrogné, soit un squelette, soit quelque autre image, plus terrible, de l’ennemi contre lequel ils élèvent, comme un défi, la pâleur du sépulcre brillant sur la pâleur des cendres.

Le changement de sentiment qui apparaît dans le dessin des tombes, du XIe au XVIIIe siècle, fut commun à toute l'Europe ; mais, comme Venise est, sous d'autres aspects, le foyer du système de la Renaissance, c’est elle aussi qui nous montre ce changement de façon à nous enseigner son véritable caractère. Le soin sévère qu’elle prit, à ses débuts, d’écarter toute tendance à l'ostentation personnelle et à l’ambition, rend les tombes de ses anciens chefs aussi remarquables par leur modestie et leur simplicité que par le sentiment religieux qui les sépare des monuments fastueux élevés, à cette même époque, aux rois et aux nobles dans toute l’Europe. En revanche, dans les derniers temps, lorsque la piété des Vénitiens diminuant, leur orgueil dépassa toute limite, ils élevèrent à des hommes qui n’avaient fait que diminuer et appauvrir l’État, des tombes aussi supérieures en magnificence à celles de leurs nobles contemporains que les monuments des grands Doges leur avaient été supérieurs en modestie.

Quand, en plus de cela, nous constatons que l’art de la sculpture était en décadence à Venise, au XIIe siècle, au point de vue de l’expression, et qu’au XVIIIe siècle, elle se mit à la tête de l’Italie pour les œuvres sensuelles, nous comprenons que c’est surtout ici que peut être suivi l’enchaînement de ces changements de sentiments si puissants que rien n'en peut diminuer l’impression, clairement traduite par le grand nombre de types intermédiaires qui ont heureusement survécu.