Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/307

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il est difficile de noter le point où l’absence de foi et de pratique confine à l’infidélité absolue : il est d’ailleurs admis comme principe de politesse de ne pas s’enquérir des opinions religieuses de ses voisins, de façon à n’être offusqué par aucune infraction brutale à la forme extérieure.

En réalité, nous nous méfions les uns des autres, et de nous-mêmes. Nous savons que, si nous posions à notre voisin une question de croyance, nous reconnaîtrions, neuf fois sur dix, qu’il s’est fait un christianisme adapté à sa conscience, et qu’il doute de beaucoup de choses auxquelles nous ne croyons plus avec assez de fermeté pour que son doute ne nous ébranle pas. Alors, nous appelons charité ce qui est, tout simplement, pusillanimité et manque de foi, et nous considérons comme une preuve de bienveillance de pardonner parfois aux hommes leur manque de pratique, en considération de leur foi reconnue, et de leur pardonner parfois leur flagrante hérésie en considération de leur admirable pratique.

C’est ainsi que, abrités sous de beaux noms, nous en sommes arrivés au triomphe du système païen.

Je crois qu'un jour viendra où nous nous réveillerons comme d’un mauvais rêve, grâce aux secrètes racines du Christianisme que Dieu a implantées par le fer dans le sol de la nation anglaise. Mais, chez les Vénitiens, les racines mêmes étaient pourries et leur orgueil les fit tomber du palais de leur ancienne religion jusqu’aux pâturages où se nourrissent les bêtes. De l’orgueil à l’infidélité, de l’infidélité à la poursuite éhontée du plaisir et de là, à l’irrémédiable dégradation, les transitions furent aussi rapides que la chute d'une étoile.

Les beaux palais de la hautaine noblesse vénitienne furent arrêtés, avant que leurs fondations fussent sorties de terre, par le souffle cruel de la pauvreté; les mau-