Page:Ruskin - Sésame et les lys.djvu/11

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paroles des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez. Je m’installais sur une chaise, près du petit feu de bois, dont, pendant le déjeuner, l’oncle matinal et jardinier dirait : « Il ne fait pas de mal ! On supporte très bien un peu de feu ; je vous assure qu’à six heures il faisait joliment froid dans le potager. Et dire que c’est dans huit jours Pâques ! » Avant le déjeuner qui, hélas ! mettrait fin à la lecture, on avait encore deux grandes heures. De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d’où l’eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir. Malheureusement la cuisinière venait longtemps d’avance mettre le couvert ; si encore elle l’avait mis sans parler ! Mais elle croyait devoir dire : « Vous n’êtes pas bien comme cela ; si je vous approchais une table ? » Et rien que pour répondre : « Non, merci bien, » il fallait arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres, répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient lus ; il fallait l’arrêter, la faire sortir, et, pour dire convenablement : « Non, merci bien, » lui donner une apparence de vie ordinaire, une intonation de réponse, qu’elle avait perdues.