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Page:Ruskin et la religion de la beauté.djvu/115

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L’avant d’un bateau est naïvement parfait : il est complet, sans un effort. L’homme qui le fit ne sut pas qu’il faisait quelque chose de beau, pendant qu’il en infléchissait les planches en des courbes mystérieuses qui varient à l’infini. Sous sa main, cela devient l’image d’une coquille marine, comme si le sceau des flux des grandes marées et des courants de l’Océan était imprimé sur son galbe délicat. Il le laisse là, quand tout est fait, sans un mouvement d’orgueil : ce n’est qu’un travail simple, mais qui empêchera l’eau d’entrer ; — et dès lors, chaque planche est une destinée et porte des vies d’hommes tissées dans les nœuds de son bois comme la voilure porte leur mort dans ses plis. Et aussi c’est une merveille, si l’on songe à la grandeur de la chose accomplie. Aucune autre chose sortie des mains humaines n’a tant produit de résultats. Les machines à vapeur et les télégraphes servent, il est vrai, à transporter et à communiquer : ils soulèvent des poids pour nous et portent des messages avec moins de peine qu’il n’en eût fallu autrement. Cette économie de peine cependant ne constitue pas une faculté nouvelle : elle accroît le pouvoir que nous possédons déjà. Mais dans cet avant de bateau est le don d’un autre monde : sans lui, quels murs de prison pèseraient autant sur nous que cette bordure blanche et gémissante des vagues ! Quels êtres incomplets nous serions, enchaînés, comme Andromède, à nos rochers, ou bien errant le long des rivages sans fin, à consumer notre énergie, sans pouvoir la mettre au service de personne et languissant en couvant des yeux les vagues indomptables ! Les clous qui lient ensemble les planches de l’avant du bateau sont les rivets de la fraternité du monde. Leur fer fait plus que tirer du ciel sa foudre : il conduit l’amour tout autour de la terre…