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DOU PET AU VILAIN.

Et li pez en sailli à bout.
Estes-vous chascun des maufez
Mautalentiz et eschaufez,
Et maudient l’âme à vilain.
Chapitre tindrent lendemain,
Et s’acordent à cel accort
Que jamais nus âme n’aport
Qui de vilain sera issue ;
Ne puet estre qu’ele ne pue.
A ce s’acordèrent jadis,
Qu’en enfer ne en paradis
Ne puet vilains entrer sanz doute :
Oï avez la reson toute.
Rustebues ne set entremetre
Où l’en puisse âme à vilain metre,
Qu’ele a failli à ces deux raignes ;
Or voist chanter avec les raines[1]
Que c’est li mieudres qu’il i voie,
Ou el tiègne droite la voie,
Por sa pénitence alégier,
En la terre au père Audegier :
C’est en la terre de Cocuce,
Audegiers chie en s’aumuce[2].


  1. Grenouilles ; rana.
  2. Le fabliau d’Audigier, qui se trouve au Ms. 1830 Saint-Germain, et qu’a donné Barbazan (voyez Fabliaux de Méon, t. IV, page 217), est une des pièces les plus ordurières qui nous soient restées du moyen âge. Il paraît qu’elle a joui au 13e siècle d’une grande réputation, car, outre la mention qu’en fait ici Rutebeuf, Adam de la Halle, dans Le Jeu de Marion et Robin fait dire à l’un de ses personnages :
    Je sai trop bien canter de geste ;
    Me volés-vous oïr conter ?
    baudons.
    Oïl.
    Gauthiers.
    Fais-moi donc escouter.
    (Il commence.)
    Audigier, dist Raimberge, bouse vous di, etc.
    Il en est également question dans le roman d’Aiol et de Mirabel sa femme. Lorsque Aiol entre dans la ville de Poitiers, monté sur son coursier Marchegai, que les privations ont rendu aussi maigre pour le moins que celui du chevalier de la Manche, tandis que lui-même n’est guère mieux équipé non plus que le héros de Cervantès, les enfants courent après lui et la foule se moque de son harnachement. C’est alors qu’on lui dit par dérision :

    Fu Audengiers vo père qui tant fu ber,
    Et Raiberghe vo mère o le vis cler :
    Iteus armes soloit toudis porter.

    (Voyez fol. 103, ro, 1re col., Ms. Lav., no 80, et fol. 102, vo, 2me col.)
    Un peu auparavant il est également question d’Audigier dans ce roman.

    Le fabliau d’Audigier commence par nous raconter la vie de Turgibus, seigneur de Cocuce et fils de Poitruce, qui épousa Rainberge dont il eut Audigier. Les exploits grotesques de ce héros, s’ils n’étaient pas entremêlés de récits dégoûtants et dont on n’oserait citer le moindre fragment, seraient assez curieux. Ainsi, lorsqu’il vint en France il fit tout de suite éclater sa valeur en perçant de sa lance une araignée. Un autre jour il traversa d’un coup de flèche l’aile d’un papillon, qui depuis ne put voler si ce n’est un peu. Quant à ceux d’Audigier, ils sont de la même force. Dans une de ses aventures il reste pendu à une haie par son éperon, et lorsque le vent le fait tomber à terre il coupe à cette haie, pour en tirer vengeance, trois ronces et un chardon. Du reste, voici son portrait :

    Il ot pâle le vis et teste noire,
    Et ot grosses espaules et ventre maire (major).
    Il ne li covient pas faire esclitoire,
    Quar en toutes saisons avoit la foire.

    Audigier, selon l’auteur du fabliau, épousa Troncecrevace, sœur de Maltrecie, et filleule de Rainberge. Le lendemain de ses noces, pour récompenser les jongleurs qui y étaient accourus, il leur donna à chacun trente crottes de chèvre.

    Tout ceci n’est pas, comme on le voit, d’un goût littéraire bien raffiné ; il y a loin de ces compositions à nos beaux romans des douze pairs, aux pastorales naïves d’Adam le Bossu et aux complaintes de Rutebeuf ; mais malgré leur grossièreté ces fabliaux n’en sont pas moins pleins d’esprit.