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ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

pour se dispenser d’aller outre-mer portent presque toutes sur ce point, qu’on devient pauvre en se croisant, qu’on échange cent soudées contre quarante, qu’on ne gagne rien à ce métier, etc., etc. Or, en 1246 il y avait déjà plus de quarante ans que la quatrième croisade avait eu lieu, et cette entreprise n’avait pas été si malheureuse pour ceux qui y prirent part, puisqu’ils s’emparèrent de Constantinople et fondèrent l’empire des Latins. Ce ne serait donc point d’elle qu’on aurait pu tirer les arguments qui précèdent. L’expédition de 1248, au contraire, dut très-bien les fournir, car ses résultats furent déplorables, et Joinville, qui aimait beaucoup le roi, en fut si effrayé qu’il refusa en 1270 d’accompagner de nouveau ce prince outre-mer[1]. Réfléchissons d’ailleurs que la génération qui entreprit avec saint Louis la croisade de 1248 était nouvelle : il ne restait peut-être pas dans l’armée un seul croisé de 1204. En outre le roi lui-même était jeune, et en supposant qu’il fût resté de l’expédition du marquis de Montferrat (ce que je suis loin de croire) un souvenir de calamité, il n’y avait guère que quelques vieillards qui pouvaient en tirer par prudence un motif d’opposition. L’entreprise de saint Louis dut par conséquent être accueillie avec enthousiasme. Je vais plus loin. Comme l’humanité est oublieuse, et que les nouvelles générations espèrent chacune être plus heureuses ou plus habiles que leurs devancières tout en retombant dans les mêmes fautes, je dis que l’expédition de 1204 n’eût-elle fait, au lieu de succès, éprouver que des revers à ceux qui l’entreprirent, la croisade de 1248 devait être la bienvenue auprès des seigneurs et du peuple, qui, nés avec le règne nouveau, avec les idées nouvelles, avec le besoin de luxe et de hasards que l’Orient avait éveillé chez eux, devaient éprouver pour la Terre-Sainte une vive curiosité jointe à des désirs d’ambition.

  1. Les pressentiments qu’on avait contre la croisade de 1270 étaient tellement sinistres que Joinville rapporte ce raisonnement de deux chevaliers : « Si le roi se croise ce sera une des doloreuses journées qui oncques fut en France ; car si nous nous croisons nous perdrons le roi, et si nous ne nous croisons nous perdrons Dieu, parce que nous ne nous croiserons pas lui. »