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JUSQU’À L’ÂME

Robert. — Je l’aime… Beaucoup ? je ne sais pas… Il y a des moments, oui, où je l’aime beaucoup. Quand je lis ses livres. Dans ses livres, les mères sont si bonnes, si tendres !… Pourquoi a-t-elle plus de cœur dans ses livres que dans la vie ?…

Lucien. — Les livres sont de la vie facile et qui s’exprime sans entraves, de la vie en liberté.

Robert. — En quoi n’est-elle pas libre d’aimer son enfant ?… Oui, mon père, pourquoi entre elle et moi y a-t-il toujours une gêne ?… Vous ne direz pas qu’elle vient de moi, cette gêne. Je suis un être qui se retire facilement devant la réserve d’autrui, mais qui arrive toujours tout prêt à se donner. (Un silence.) Tenez, dans ses livres, les parents et les enfants se tutoient, égaux par l’amour. Vous vous tutoyez vous deux, parce que vous vous aimez beaucoup. Vous me parlez moins affectueusement, parce que vous m’aimez moins… Non, je ne l’aime pas beaucoup. On aime comme on est aimé. Et je suis aimé froidement, par devoir.

Lucien. — Vous vous trompez, mon fils, et vous êtes injuste. Louise n’a pas de devoirs envers vous. Louise n’est pas… (Un long silence.)

Robert. — Qu’est-ce que Louise n’est pas ?… Qu’est-ce que vous hésitez à dire ?… Et comment une mère n’a-t-elle pas de devoirs…

Lucien. — Précisément, Louise n’est pas votre mère… Voulez-vous qu’elle le devienne ?

ROBERT, d’un accent profond. — Ma mère est morte. (Un silence.) Ah ! j’aime autant cela. Au moins, j’ai eu une mère.

Lucien. — Votre mère n’est pas morte.

Robert. — Alors pourquoi ne suis-je pas auprès d’elle ? D’où vient que j’aie toujours vécu ici, chez des étrangers ?

Lucien. — Vous n’êtes pas chez des étrangers. Vous êtes chez votre père.

Robert. — Louise n’est pas ma mère. Ma mère est vivante. Je suis chez mon père… Je ne comprends plus rien à vos paroles. De grâce, expliquez-vous.

Lucien. — Mon fils, je le sens, vous allez me condamner.

Robert. — On n’a jamais le droit de condamner. Surtout à mon âge. Quand Jésus dit : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre », si un enfant de dix-neuf ans s’était baissé vers les cailloux de la route, Jésus l’aurait arrêté d’un geste et d’un sourire. « Toi, mon fils, attends au moins d’avoir été tenté. »