Page:Ryner - Jusqu’à l’âme, 1925.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
JUSQU’À L’ÂME

Lucien. — Eh bien ! voici. Votre mère rendait la vie commune impossible… Pourtant je supportai tout… longtemps… près de deux ans… avec impatience, oh ! oui, mais sans songer à me délivrer… je n’espérais rien… je jugeais de tout par le peu que je voyais. Je croyais toutes les femmes également nulles. Mais un jour, un éblouissement… J’avais rencontré Louise… Puisque vous avez lu ses livres, vous ne refuserez pas à Louise une intelligence supérieure… Mon esprit, tout de suite, fut étonné, charmé. Puis, peu à peu — comment ? je ne sais : les origines sont toujours des mystères, — nous nous aimâmes. Nous sommes des âmes de franchise. L’ignoble situation qui nous permettait la vie d’apparence régulière, l’ignoble situation que le monde eût feint d’ignorer, nous n’en voulûmes point. Nous quittâmes Paris pour nous aimer librement dans ce repli perdu des montagnes.

Robert. — Pardon, mon père, si je vous interroge. Mais pourquoi avez-vous privé ma mère de son fils ? A-t-elle d’autres enfants auprès d’elle ?

Lucien. — Non. Mais j’eus le droit… et le devoir… de vous garder près de moi. La veille de mon départ, j’interrogeai votre mère : « Si, ne pouvant plus vivre ensemble, nous nous séparions, désirerais-tu que je te laisse Robert ? » Eh bien !… savez-vous ce qu’elle répondit, cette mère… De son accent le plus hargneux, elle dit : « Je ne voudrais plus rien voir qui pût te rappeler à mes yeux ! »

Robert. — Croyez-vous équitable, mon père, de condamner sur un mot arraché au dépit ? Pauvre maman, elle n’avait pas même pris votre question au sérieux.

Lucien. — Mon fils, vous êtes en train de plaider contre vous-même. Vous n’auriez pas été heureux auprès d’elle et cet esprit étroit vous eût élevé bien médiocrement. Les nobles pensées dont vous l’excusez et la plaignez, vous en seriez incapable sans l’admirable éducation que vous devez à ma pauvre Louise… envers qui vous vous montrez un peu ingrat. C’est elle qui est votre véritable mère, la mère de votre esprit.

Robert. — Tout à l’heure, mon père, n’avez-vous pas manifesté quelque hésitation devant l’avenir ?

Lucien. — Oui, mon enfant. (Un silence.) Ma situation et celle de Louise viennent de changer brusquement… affreusement… Après tant d’années… nous ne pouvions plus guère nous y attendre… voilà qu’elle est enceinte… Certes, l’enfant nous sera une grande joie, mais il nous impose des devoirs nouveaux. Tu sais combien la société est peu accueillante aux enfants naturels ?…

Robert. — Oui, mon père.