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JUSQU’À L’ÂME

Lucien. — Et puis ?

Louise. — Ah ! ma grande crainte est difficile à dire. Elle a quelque chose d’imprécis et de flottant qui la fait plus terrible… Certes, nous le savons l’un et l’autre, la vie actuelle n’a en elle-même ni sa raison ni sa fin. Pourtant les songeries de ton fils sur l’au-delà me font peur. (Geste de protestation de Lucien. Louise l’empêche de parler et continue.) Oui, elles m’émeuvent par leur beauté, elles me soulèvent, presque comme un spectacle réel, tant il les dit avec éloquence… Mais, dès que je puis me reprendre, je tremble en songeant à leur hardiesse, à leur précision… comment dirai-je ?… à leur précision… presque… hallucinatoire… N’inquiète pas Robert, mon ami : c’est un cerveau très riche, mais dont l’équilibre me paraît instable.

Lucien. — Tu exagères… Et puis tu oublies sa volonté aussi forte que sa pensée. C’est à des vérités très hautes, c’est même quelquefois à de nobles inquiétudes, qu’il demande ses principes d’action. Mais ensuite — tu l’as vu souvent — il sait aussi bien que personne approprier les moyens au but. Le cœur peut être généreux sans que l’intelligence cesse d’être pratique dans le détail. Robert est un être très complet et l’élan de ses vouloirs ne trouble pas la précision presque mathématique de ses gestes.

Louise. — Je te dis que ton fils ne soutiendrait pas le choc de notre secret. Autrement, lui si pénétrant pour tout le reste, soupçonnerait quelque chose. Tant qu’il n’interroge pas, tant qu’il ne montre aucune inquiétude, c’est qu’il n’a pas la force de savoir… La nature fait tout avec poids et mesure ; les vérités que nous pouvons connaître, nous voulons les connaître. Les âmes candides sont celles qui ont besoin d’ignorer.

Lucien. — Je n’ai pas le droit d’engager davantage sa destinée sans lui expliquer combien il est nécessaire…

Louise, l’interrompant. — Tu as peur des responsabilités qui te reviennent. Et le poids devant lequel tu hésites, tu veux le faire soulever par ton fils : il en sera écrasé.

Lucien. — Non. Il est plus fort que nous. Nous sommes courbés sous la fatalité de nos actes anciens. Il est une volonté intacte.

Louise. — Je t’assure que tu es trop pressé de parler.

Lucien. — Alors, attendons encore pour agir.

Louise. — Attendre quoi ? Le temps presse. La nature, pendant nos hésitations, ne suspend point son œuvre. Si nous tardons, l’enfant arrivera au milieu d’une situation fausse et douloureuse. N’avons-nous pas des devoirs aussi envers celui qui va venir ?