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ESSAI SUR LE GÉNIE DANS L’ART

une nuance, une ligne, tout l’attire et le tourmente. Le travail non seulement précède et prépare l’œuvre, en un sens il la fait. Le mouvement vital qui groupe les images et leur donne celle concentration harmonieuse qui est la beauté même naît d’un amour actif qui longtemps absorbe fout l’être en une pensée. Et l’œuvre conçue, comment s’exécule-t-elle ? En jaillissant de l’esprit par sa force propre. Soit. Mais qu’est-ce qui lui donne cette force d’impulsion, cet élan au dehors ? L’amour qu’elle inspire, amour intimement lié à l’effort d’une attention continue. Pendant l’exécution même, chaque fois que le travail s’interrompt, bien des distractions s’interposent entre l’œuvre et l’esprit. C’est la volonté qui revient et ramène vers l’œuvre, infuse un sang nouveau à la conception pâlie. Que d’efforts parfois pour rallumer la flamme tremblante du génie ! Mais là finit le rôle de la volonté. Rallumé, le feu brûle et s’entretient de lui-même. On modèle, on peint, on écrit de verve. Rien ne vaut ces heures heureuses où tout semble se faire de soi-même. La verve, c’est cet état charmant où toutes les facultés tendues dans le même sens travaillent en harmonie. La conscience ne perçoit pas l’une plus que l’autre, mais les éprouve toutes à la fois. Il en est de la réflexion comme de la volonté : elle est nécessaire et partout présente, mais elle doit s’effacer, rester invisible. A vrai dire, pour l’artiste, elle n’est qu’une forme du sentiment. A mesure que son œuvre se fait, il la juge, non pas froidement, à la façon du critique, en l’analysant, mais d’un coup d’œil, par l’impression qu’il en reçoit.

Spontanée, l’exécution peut être une. Les transitions disparaissent, les éléments se fondent. L’œuvre n’est pas faite de pièces rapportées, elle est coulée d’un jet. Tout est fait à la fois, bien que chaque détail soit établi successivement. C’est que, créé par le tout, chaque détail lui est subordonné. L’œuvre d’art, comme le corps vivant, forme un tout fermé.