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LUCIE DELARUE-MARDRUS

qui lui a encore le plus profité — sans doute parce qu’elle portait en elle le goût de l’étrange et une terrible inquiétude — est celle de Baudelaire. L’influence de Verlaine, de Maeterlinck et des autres, elle s’en est petit à petit presque complètement affranchie ; l’influence de Baudelaire, il me semble qu’elle la subit chaque jour davantage, au contraire. C’est que le trouble de son âme devant l’inconnu de sa destinée augmente, c’est que tout le passé qui vit en elle la tourmente, c’est qu’elle a peine à détacher les yeux de l’angoissant Avenir : l’idée de l’au delà l’obsède, la mort est partout présente à ses côtés… Tout cela lui fait un fond d’obscure crainte, d’inquiétude vague et douloureuse d’où naissent sans recherche des accents baudelairiens. Et cependant, il n’y a rien de morbide dans la nature non plus que dans le talent de Mme Delarue-Mardrus : elle déborde de vie, elle a cette frénésie de vivre qu’ont toutes les femmes, plus lâches que nous devant la mort parce que la vieillesse vient pour elles plus vite que pour nous. La vie, vivre, voilà bien, je crois, ce qui domine chez l’auteur d’Horizons. Et, n’est-ce pas précisément sa passion pour tout ce qui est la Vie qui met en elle la hantise de la mort ? ! Mais, par un curieux retour de sentiment, cette mort qu’elle redoute, elle finit par l’aimer à cause même de la frayeur qu’elle en a, à cause que ce sûr néant qui l’attend au bout du clair chemin qu’elle parcourt, radieuse, enivrée, lui fait mieux goûter, par opposition, la splendeur du jour, la douceur de l’air, la saveur des fruits, la griserie du baiser : la joie de vivre ! Sachez, dit-elle,

Que c’est la mort qui fait la beauté de la vie.

Et, dans son frénétique amour de la vie, elle s’écrie :

Ah ! se rouler dans la douleur et le plaisir
Et dans tout, et dans tout ! avant de ne plus être,
Ou bien avant de tout recommencer, peut-être ?…

Elle n’a pas d’autre morale ! Lorsqu’on aime à ce point la vie, on ne saurait en avoir une autre. Sans doute est-ce pour cela que les femmes, créatures d’instinct qui, dès qu’elles sont livrées à elles-mêmes, montrent une ardeur aux plaisirs que bien peu de nous sauraient atteindre, sont d’une si parfaite amoralité !…

Parce qu’elle aime la vie, Mme Delarue-Mardrus aime aussi la nature, et elle la chante en réaliste. Tout cela, au surplus, me paraît très rationnel. Qui dit réalisme dit réalité : la réalité c’est le vrai, le vrai c’est la nature et la nature, c’est la vie ! Il y a là un enchaînement logique, tout comme il me semble logique de voir dans le talent et les goûts de Mme Delarue-Madrus un ensemble de facultés naturelles à la race normande dont elle est issue. Nous autres Bretons, nés pauvres sur un sol maigre, sous des cieux tristes, nous sommes depuis toujours habitués au sacrifice ; notre bonheur, nous le cherchons volontiers ailleurs que sur terre ; nous sommes des rêveurs, des idéalistes. Mais les enfants de la riche Normandie, quelles raisons auraient-ils de placer le bonheur hors de cette terre pour eux si prodigue !…

Le réalisme de Mme Delarue-Mardrus a, du reste, son bon et son mauvais côté. Le bon côté, M. Paul Flat le signale heureusement lorsqu’il écrit :