Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/38

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soirée au théâtre, au bal, ou chez lui, et minuit venu, se couche dans un bon lit, se rendant, à l’inverse de Titus, le doux témoignage qu’il n’a pas perdu sa journée. Le monde s’écrie : « C’est un honnête homme ! » et je n’y contredis point. Le monde dit : « C’est un homme utile, actif, indispensable, dévoué ! » là encore je veux bien dire amen.

Notez qu’il s’agirait d’un journaliste qui fait des articles pernicieux et largement payés, d’un poète qui façonne des pièces de théâtre sans moralité et sans but, d’un homme de lettres qui empoisonne la société de ses romans, que le jugement du monde serait le même ; le monde n’aurait pour cet homme que des hommages, des honneurs et des places.

Maintenant, regardez de cet autre côté : voici un second personnage bien différent du premier. Au lieu d’un hôtel, celui-là habite une cellule : sa chambre, c’est la chapelle du monastère ; son cabinet de travail, c’est le champ qu’il cultive. Il ne connaît ni le feu pendant l’hiver, ni les rafraîchissements ingénieux pendant l’été, ni aucune des douceurs de la vie ; à quelque heure que le soleil se lève, il est toujours levé avant le soleil. Au lieu de mets délicats et variés et de vins recherchés, il ne mange que du pain bis et des légumes grossiers ; il ne boit que du cidre ou de l’eau. Personne ne le sert, mais il sert les autres. Il s’est privé volontairement de la joie d’avoir des enfants ; mais il accepte l’ingrat labeur d’élever et de réformer les enfants mis au monde par des hommes utiles qui les ont abandonnés ou perdus. Ses vêtements sont simples, rudes et fabriqués par lui-même : ne recevant rien de personne, il se nourrit et nourrit les pauvres du travail de ses mains. Après avoir fait tout cela, il reste humble et se croit le dernier des hommes. Il prie Dieu, cultive la terre, et son âme est aussi tendre à la prière