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un monde inconnu

— Comment ! mon vieux Jacques, tu en es réduit là ?… Toi que j’ai laissé, il y a deux ans, quand je suis parti pour les Montagnes Rocheuses, si vaillant et si confiant dans l’avenir, je te trouve ainsi désespéré ! Après de brillantes études médicales qu’avaient couronnées des succès sans nombre dans les concours, avec, ce qui ne gâte rien, une fortune personnelle qui te permettait d’attendre la clientèle, tu pouvais envisager la vie sans crainte, et te voilà déjà vaincu d’avance sans avoir combattu !

— Ah ! c’est que tu ne sais pas ce que j’ai souffert. Écoute, et vois si j’ai sujet d’être absolument découragé ; « Tu sais que, resté orphelin vers l’âge de quatorze ans, j’ai été élevé par mon tuteur, le frère de ma mère, le savant François Mathieu-Rollère, connu dans l’Europe entière par ses travaux astronomiques et son célèbre mémoire sur les satellites d’Uranus. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai été élevé dans sa maison avec sa fille Hélène, ma cousine ; que nous avons vécu toujours l’un près de l’autre, et que de cette douce communauté de vie est né un sentiment qui, peu à peu, est devenu un amour ardent et profond. Nous nous sommes juré d’être l’un à l’autre. C’est dans cet espoir que j’ai vécu, c’est pour assurer à Hélène une condition digne d’elle, pour qu’elle put être fière de son époux, que je me suis voué à un travail acharné, que j’ai voulu devenir l’un des premiers parmi les médecins de la nouvelle école.

— Eh ! mais, il me semble, interrompit Marcel, que tu n’y as pas mal réussi.

— Oui, peut-être ; mais à quoi cela m’a-t-il servi ? Lorsque j’ai présenté ma demande au père d’Hélène, il m’a regardé d’un air surpris. « Mon cher enfant, m’a-t-il dit, j’ai voué ma vie à la science ; ma fllle n’épousera jamais qu’un homme qui lui apportera en dot quelque éclatante découverte dans l’ordre astronomique. » À cette déclaration je demeurai stupéfait : rien ne m’avait fait pressentir un pareil obstacle. Tout préoccupé de mon amour et de mon avenir, je ne m’étais pas aperçu que la passion de mon oncle pour la science tournait peu à peu à l’obsession et à la manie. Maintenant, c’était une idée fixe ; le mal était incurable. En vain nous essayâmes, celle que j’aimais et moi, de le fléchir :