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CONSOLATION A MARCIA.

heureux devrait donc être de mourir29: d’autant que par ces grandes vicissitudes qui bouleversent toutes choses, il n’est de sûr que le passé30. Qui vous assurait que cette beauté rare de votre fils, que la sauvegarde d’une sévère pudeur préserva sous les yeux d’une impure cité, eût pu échapper aux maladies et porter inaltérées jusqu’à la vieillesse cette perfection, cette noblesse de traits ?

XXII. Songez aux mille souillures de l’âme : car les bons naturels ne tiennent pas tous en vieillissant les heureuses promesses de l’adolescence ; trop souvent ils tournent au mal. Plus tard, et avec plus de honte, la volupté les gagne et les pousse à déshonorer de nobles débuts ; ou, de bonne heure voués aux tavernes et à la gloutonnerie, leur affaire essentielle devient leur manger et leur boire. Et les incendies, les chutes d’édifices, les naufrages, le fer déchirant du médecin qui extrait des os de corps vivants, qui plonge ses mains tout entières dans nos entrailles, et opère, avec des souffrances compliquées, sur les plus honteuses parties de nous-mêmes ! Ajoutez l’exil : votre fils n’était pas plus innocent que Rutilius ; la prison : était-il plus sage que Socrate ? le glaive du suicide qui se perce le sein : était-il plus vénérable que Caton ? En présence de telles perspectives, avouez que la nature s’est montrée généreuse d’avoir promptement mis en lieu sûr ceux à qui la vie réservait un pareil salaire. Rien de si fallacieux que cette vie, rien de si traître que ses pièges : nul assurément ne l’accepterait, s’il ne la recevait à son insu. Puis donc que le mieux serait de ne pas naître, comptez qu’après cette faveur, la plus grande est de cesser d’être au plus tôt, de rentrer bien vite dans son premier état31.

Rappelez-vous cet horrible temps où Séjan livrait votre père à son client Satrius Secundus, comme on donne une gratification de guerre. Le ministre était furieux de quelques mots hardis de Cremutius, qui n’avait pu s’empêcher de dire : On ne place pas Séjan sur nos têtes ; il y monte. Un décret plaçait la statue de cet homme au théâtre de Pompée qu’avaient consumé les flammes, et que Tibère rebâtissait. Votre père s’écria : Pour le coup ce théâtre est vraiment perdu. Eh ! qui n’éclaterait de voir sur la cendre de Pompée ériger un Séjan, sur le monument du grand capitaine consacrer un soldat sans foi! Il est consacré, on y lit son nom ; et ces chiens dévorants, apprivoisés pour le maître seul, terribles pour tout autre, et qu’il engraissait de sang humain, s’en viennent aboyer par son