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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/144

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CONSOLATION A MARCIA.

trop tôt, dès qu’il n’était pas créé pour vivre plus. Le terme à chacun est fixé : il restera toujours au même point ; il n’est soins ni faveur qui puissent le reculer ; et pour le reculer, votre fils n’eût pas voulu se tourmenter de soins et de calculs. Il a eu sa part[1].

…Et de sa course il a touché le but[2].

Rejetez donc l’accablante pensée qu’il eût pu vivre davantage. La trame de ses jours n’a pas été brusquement rompue : c’est chose où le hasard n’intervient jamais ; chacun est payé de ce qui lui fut promis. Le destin suit son impulsion propre, et n’ajoute ni ne retranche à ses premiers engagements : nos vœux, nos affections n’y peuvent rien. Chacun aura tout ce qui, le premier jour, lui fut assigné. Du premier moment qu’on voit la lumière, on est entré dans le chemin de la mort, on s’est rapproché du terme fatal ; et ces mêmes années dont s’enrichissait la jeunesse, la vie s’en appauvrissait27.

Une illusion nous berce et nous fait croire à tous qu’on ne penche vers la tombe que déjà vieux et courbé par les ans, tandis que l’enfance dès l’abord, puis la jeunesse et tous les âges nous y poussent. La fatalité fait son œuvre : elle nous dérobe le sentiment du trépas qui, pour mieux masquer ses approches, se déguise sous le nom d’existence. La première enfance n’est déjà plus au second âge qu’absorbe à son tour la puberté ; de pubère on devient jeune homme ; le jeune homme disparaît dans le vieillard. Chaque progrès, à le bien prendre, est une décadence28.

XXI. Vous vous plaignez, Marcia, que votre fils n’ait pas joui d’une aussi longue carrière qu’il le pouvait. D’où savez-vous si une carrière plus longue lui eût mieux valu, et si cette mort n’a point été une faveur pour lui ? Où sont de nos jours les destinées qui portent sur d’assez fermes bases pour n’avoir rien à craindre de la marche du temps ? Tout passe, tout s’évanouit chez les hommes ; et la plus précaire situation, la plus fragile est celle qui nous sourit le plus. Le souhait des

  1. Le texte ici est tellement corrompu, qu’à partir de promovebit jusqu’à Tulti suum, il n’offre aucun sens. Le voici : Scit libenter illum ulterius diligentiam ex consilio perdidisse. J. Lipse proposait : promovebis, si libeat : nec illum interius diligentia perduces ou reduces. Je propose, en changeant bien moins : nec libenter illum ulterius diligentia et consilio pertulisset, et l'ai traduit en conséquence.
  2. Énéid., X. vers 472.