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DES BIENFAITS, LIVRE I.

la vie ; si tu m’y forces, cette vie est une mort. Je ne te dois rien, si tu ne m’as sauvé que pour me faire servir à ton triomphe. Me traîneras-tu toujours en captif ? Ne me laisseras-tu point oublier mon triste destin ? Vaincu, je ne suivrais qu’une fois le char du vainqueur. »

Il ne faut pas dire le bien qu’on a fait. Le rappeler, c’est le redemander. N’y revenons point, n’en réveillons point la mémoire : un second service doit seul faire ressouvenir du premier. Ne l’allons pas même raconter à d’autres : que le bienfaiteur garde le silence ; c’est à l’obligé de parler. Car on nous dirait comme à celui qui vantait partout son bienfait : « Tu ne nieras pas qu’on ne te l’ait payé. — Quand cela ? — Plus d’une fois et en plus d’un lieu ; partout et chaque fois que tu l’as publié10

Qu’est-il besoin que tu parles ? Pourquoi te charger du rôle d’autrui ? Il y a un homme qui s’en acquittera plus noblement que toi ; et, quand il parlera, on te louera en outre de n’avoir point parlé. Tu me juges ingrat si, par suite de ton silence, ton action n’est sue de personne ? Garde-toi d’un pareil jugement : que si même on vient à citer devant toi tes bienfaits, réponds : « Il méritait certes davantage ; mais je sens que la volonté de tout faire pour lui m’a jusqu’ici moins manqué que l’occasion. « Et ne le dis pas pour surfaire tes services ni avec cette finesse qui parfois repousse l’éloge pour mieux se l’attirer.

Enfin couronne ton œuvre par toute sorte de bons procédés. L’agriculteur sème en pure perte, si ses travaux cessent aux semailles. Que de soins avant que les grains deviennent épis ! Rien n’arrive à maturité sans une culture constante et suivie du premier au dernier moment : tel est le sort des bienfaits. En est-il qui puissent effacer ceux qu’un père nous prodigue ? Ils seraient pourtant sans effet, s’ils nous abandonnaient encore enfants, si une persévérante tendresse ne menait à bien l’œuvre paternelle11.

Il en est de même de tous les bons offices : si tu ne les cultives, tu les perds. C’est peu d’avoir planté l’arbuste, il faut l’élever ; il faut, pour recueillir la reconnaissance, non-seulement semer, le bienfait, mais le soigner avec amour.

Surtout, je le répète, épargnons à l’oreille des ressouvenirs toujours importuns, des reproches toujours haïssables. Rien dans un acte de bienfaisance n’est à éviter autant que l’orgueil. À quoi bon un air arrogant ? À quoi bon l’enflure des paroles ?